» Je suis le Docteur Théophane Debbané. Exilé volontaire sur une île du Dodécanèse depuis trois ans. »
Tout est dit.
Ou plutôt rien: plaquant sa vie parisienne et une brillante carrière de chirurgien cardiaque, Théophane, quarante-deux ans, s’exile sur l’île grecque de Patmos, nanti de l’unique compagnie de son fils, Taymour, un ado qu’il enchaîne à son destin.
Amenées par un subtil jeu de flashbacks, des images obsessionnelles le hantent, fatales Erinyes qui le ramènent à sa dernière opération chirurgicale, ratée par le méfait de l’orgueil, d’un sentiment de toute-puissance déplacé.
« Ce qui fit sa force et son assurance s’était fracassé un jour de juin 1983, comme un vulgaire jouet d’enfant, entre des mains barbares. »
Redevenu généraliste, l’exilé égyptien rencontre et s’éprend d’Antonia, une jeune femme de vingt ans sa cadette, naufragée – comme lui …- d’un handicap mal assumé: une polio la prive de l’usage de ses jambes; elle supporte douloureusement le regard que lui renvoie la société.
Au-delà du romantisme imprimé à un scénario brillamment maîtrisé, l’essence du roman est un message de force: se poser en victime, revient à s’enchaîner à la vie; retourner la situation, se convaincre qu’on a des devoirs envers la société plutôt que des droits est la voie de (re)conquête du bonheur.
Protagoniste de cette conversion: Jehol, un cheval, qui sera l’acteur d’une hippothérapie rédemptrice.
Si le lecteur retrouve le souffle narratif, le style vif, imagé, un chwia oriental de Gilbert Sinoué et les flashbacks qui le ramènent à l’Egypte de Nasser, il découvre avec émotion ce supplément d’âme, cette part intime que l’écrivain dévoile à travers Théophane.
« Jamais, autant qu’aujourd’hui, ne le tourmentait si violemment le sentiment du temps qui fuit, l’inquiétude de la lampe qui se consume, du corps qui se fane, de toutes ces innombrables choses qui se corrompent et périssent. […] Comme toujours, pareil aux agonisants, il revoyait passer des figures d’enfance, des scènes lointaines, l’apparition éthérée du visage de ses parents, de sa chambre au Caire, des souvenirs cléments et tristes qui l’appelaient. Ils lui parlaient dans des champs d’ombre, des champs infinis. »
AE
L’homme qui regardait la nuit, Gilbert Sinoué, roman, Flammarion, septembre 2012, 354 pp, 19,9 €
Billet de faveur
AE: Gilbert Sinoué, le remords qui empoisonne la vie de Théophane, le côté sombre de sa personnalité ne sont – heureusement – pas irrémédiables. C’est la rencontre d’une solitude jumelle, pareillement animée d’une pulsion de mort qui ranime la flamme de leurs vies conjointes. Votre message est, en fait, positif, frappé de sollicitude et d’amour, seuls remèdes à l’isolement que vous taxez d’enfer. C’est votre credo?
Gilbert Sinoué : La vie m’a enseigné que le seul vrai remède à nos propres douleurs et à l’isolement qu’elles entraînent, réside dans le partage de la souffrance de l’autre. Ce partage, nous oblige à détourner notre regard de notre insignifiance et nous contraint à nous « déplier » plutôt que de rester claquemuré dans nos propres douleurs, passés ou présentes.
AE: En arrière-fond, sorte de voix de la conscience, il y a le personnage de Taymour, le fils de Théophane, qui subit, malgré lui, le choix de vie de son père. Est-ce une forme de mort que son père lui impose?
Gilbert Sinoué: Il ne lui impose pas la mort, mais – sans révéler la fin de l’ouvrage où tout se joue – Théophane ne parvient pas à libérer son fils de l’amour immense qu’il lui porte. Il le tient enfermé dans la vie. Égoïstement. Comme ces parents qui continuent à s’accrocher à leurs enfants, et les empêchent de prendre leur envol. Ce faisant, ces parents oublient qu’ils sont l’arc, et leur enfant la flèche. Sans l’impulsion la flèche ne filera jamais vers le ciel.
AE: Votre vue sur le handicap – l’invalidité d’Antonia – renverse la vapeur, en lui donnant le statut d’acteur plutôt que d’assisté. Lui imposant des devoirs plutôt que des droits. Ce message est tonique. Il est très beau. Mais.. il faut être fort – ou deux…- pour accéder à cette vision mentale:
Gilbert Sinoué: Bien sûr, il faut être deux. C’est uniquement grâce à des forces conjuguées que la rédemption devient possible. Il faut aussi que la confiance soit absolue, inexorable. D’ailleurs, à un moment donné, Antonia le dit parfaitement à Théophane : «Si je n’avais plus confiance en toi, nous ne serions plus à égalité. La peur et le doute des premiers instants seront revenus, puisque tu me les auras communiqués. »
mmm… ça ressemble terriblement aux Chaussures italiennes de Mankell…
Ah bon, Adrienne, je ne connais pas l’ouvrage que vous évoquez. A coup sûr, une bonne lecture! Belle journée et merci pour vos commentaires toujours si constructifs! Apolline