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« J’ai voulu écrire ce livre non seulement pour réparer une injustice et donner, dans mon énigmatique musée imaginaire, un frère d’armes au capitaine Goderville, un frère spirituel à Jean Prévost, le stendhalien du Vercors, mais aussi pour tenter de comprendre ce qui, dans l’accomplissement de cette existence brève et empêchée, échappe encore à l’entendement. Autant pour l’éclairer que pour m’éclairer. »
Telle est la vocation de ce somptueux récit de vie, de force et de lumière, portrait de Jacques Lusseyran (1924-1971) devenu aveugle à 8 ans, l’oeil percé par une branche de lunettes. Un choc qui entraîne la cécité immédiate et solidaire du second oeil.
« On me dit que j’étais aveugle: je n’en fis pas l’expérience. J’étais aveugle pour les autres. Moi, je l’ignorais et l’ai toujours ignoré, sinon par concession envers eux.«
Habité d’une lumière intérieure, d’un « troisième oeil« , soutenu par une maman qui fait de l’éducation de son fils un « sacerdoce », l’enfant va rapidement développer des capacités sensorielles (ouïe, odorat, 6e sens, …) exceptionnelles, cumuler les apprentissages, cultiver l’excellence.
Vient la guerre.
Brimé par les règles discriminatoires du régime pétainiste qui interdit aux handicapés d’intégrer Normal Sup, il s’engage tôt dans la résistance au sein du mouvement des Volontaires de la Liberté. Une liberté dont la privation résonne en lui comme une seconde cécité. Cet engagement lui vaut dénonciation en 1943, emprisonnement à Fresnes et déportation à Buchenwald – au matricule 41.978- dont il ne sort que mi-avril, à la libération du camp par les Américains.
Paradoxalement – ou peut-être logiquement – la réintégration à la vie normale, le recouvrement d’un » statut d’invalide que (…)la Résistance et la déportation avaient réussi à faire disparaître » sèment en lui les germes d’une dépression, d’une insatiabilité existentielles. Il fait montre, envers Jacqueline Pardon, épousée au lendemain de la guerre, d’une possessivité qui frise l’étouffement et se lie bientôt de fascination et d’amitié avec Georges Saint-Bonnet, un gourou énigmatique, leader du Groupe Unitiste. Après Jacqueline, il se marie deux fois encore.
La découverte des Etats-Unis qu’il vit comme une troisième naissance – le deuxième correspondant au choc de la cécité – lui permet d’enseigner enfin et de s’adonner à l’écriture, passion vitale. Il constate rapidement que le récit de sa vie intéresse davantage les éditeurs que les fictions qu’il leur propose.
Une vie qui prend fin tragiquement et de façon inexpliquée, le 22 juillet 1971, tandis que Jacques et sa troisième épouse, Marie Berger, se tuent près d’Ancenis (Loire atlantique) dans un accident de voiture.
Laissons à Jérôme Garcin, à sa plume enchanteresse, le mot de la fin:
» Il ne reste pas grand-chose de la vie brève de Jacques Lusseyran, dont la philosophie et l’éthique reposent sur un principe élémentaire: c’est au-dedans que le regard exerce son vrai pouvoir, que le vaste monde se donne à voir et que vivent, en harmonie, se tenant par la main, les vivants et les morts. S’exercer à fermer les yeux est aussi important qu’apprendre à les ouvrir. »
Une lecture recommandée
Apolline Elter
Le voyant, Jérôme Garcin, Ed. Gallimard, janvier 2015, 192 pp
Billet de faveur
AE Claire Lusseyran, une des quatre enfants de Jacques, se consacre à la mémoire de son père. A-t-elle participé peu ou prou à l’élaboration du récit ?
Jérôme Garcin : » Non, Claire Lusseyran n’a pas du tout participé à l’élaboration de mon livre – elle ne l’a d’ailleurs découvert qu’à sa sortie.
En revanche, elle a mis généreusement à ma disposition des photos, des archives (lettres, exemplaires du journal « Défense de la France ») et surtout les manuscrits de son père qui n’ont pas été publiés. »
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