La forme qu’adopte Frédéric Gros pour conter la vie du médecin allemand Franz Anton Mesmer ( 1734 – 1815) est celle du roman épistolaire.
Invité par son jeune compatriote, le magnétiseur Karl Wolfart (1778-1832), à consigner le récit de sa vie, l’auteur du Mémoire sur la découverte du magnétisme animal (1779) va exposer, par le biais de dix lettres, la théorie du magnétisme thérapeutique dont il est le concepteur, ainsi que les nombreuses et miraculeuses guérisons que ses mains ont accomplies.
Echelonnées entre le 7 janvier et le 1er mars 1815, 4 jours avant la mort de Messmer, les lettres se déploient comme un testament intellectuel. Partant, elles réfutent les incompréhensions et trahisons dont le mesmérisme a été la cible. Les dérives aussi.
Un art de guérison résolument avant-gardiste.
Apolline Elter
Le guérisseur des Lumières, Frédéric Gros, roman, Ed. Albin Michel, août 2019, 172 p
Billet de faveur
AE : le personnage Mesmer évoque celui de Felix Kersten (1898-1960), le médecin d’Himmler et ses fameuses Mains du miracle (1960) évoquées sous la plume de Joseph Kessel. La filiation est-elle établie entre ces deux médecins ? Kersten s’est-il revendiqué du mesmérisme ?
Frédéric Gros : J’ignorais tout en fait, jusqu’à l’alerte d’Apolline Elter, de l’incroyable histoire du docteur Kersten : son rapport à Himmler dont il soulageait les douleurs à force de massages thérapeutiques, monnayant ces derniers au prix de vies humaines – sauvées donc par son intervention. D’après ce qu’on sait, la formation de Kersten a surtout été le fruit de sa rencontre des médecines chinoises, ce qui n’empêche pas qu’il ait eu connaissance de la doctrine du magnétisme animal de Mesmer. On doit cependant souligner que Mesmer ne procédait pas exactement par « massage ». Même s’il pouvait user pour soulager les maux, de temps à autre, de palpations, en creusant légèrement le corps au moyen de ses mains, le plus souvent il s’agissait pour les mains de se tenir juste au-dessus du corps. Ce que Mesmer appelle des « passes » consiste en une série de mouvements de mains, dont la vitesse et les directions peuvent varier selon le mal à traiter mais qui frôlent à peine le corps. Cela dit, cette différence n’interdit pas de penser qu’il s’agisse au fond des mêmes bases thérapeutiques, avec seulement une différence de technique. Ce qui rend précisément la médecine de Mesmer fascinante est qu’elle suppose, au cœur des Lumières, une image du corps qui nous a été rendue familière par le succès actuel des thérapies orientales. Il s’agit bien en effet de la troisième médecine. Nos cadres occidentaux nous contraignent trop souvent à une alternative froide, presque mécanique à propos de l’étiologie pathologique : soit organique, soit psychique – le corps ou l’âme, la chair ou le mental. Le coup de force des médecines orientales consiste à poser l’existence (et la puissance) d’un troisième élément : les énergies, principe vital qui concentre la vitesse du psychique et la consistance de l’organique. Or Mesmer est celui qui, à la fin du siècle des Lumières, introduit (avec l’idée du « fluide », du « feu invisible ») l’idée que le corps est parcouru d’un courant de vie primordial dont les qualités essentielles (fluidité, distribution, harmonie, vitesse, etc.) assurent la santé. Guérir suppose donc d’agir sur ce fluide. Des mains naturellement s’échappe, continument, avec une intensité singulière, ce fluide. Le passage des mains, selon des figures spécifiques, permet donc d’agir directement mais sans violence – et avec une puissance proprement homéopathique – pour réassurer dans le corps malade cette circulation optimale des fluides où gît le secret de la santé.
AE : votre roman adopte la forme épistolaire – elle nous est particulièrement chère.. Pourquoi avoir opté pour cette forme ?
Frédéric Gros Le choix du roman épistolaire s’est imposé progressivement. Il a été tout sauf immédiat, et j’avais envisagé dans les premiers temps une écriture linéaire. Le problème qui s’est posé à moi est l’absence, dans l’histoire de Mesmer, de scansions dramatiques marquées et régulières. Alors que dans mon précédent roman (Possédées), une tension était créée par les événements eux-mêmes (série de procès, montage d’une accusation, condamnation finale), avec Mesmer il y avait plutôt trois séries chronologiques distinctes et inégales : la formation et les premières découvertes à Vienne, le succès parisien, le long oubli et le retour aux terres natales. Il m’a semblé difficile dès lors de faire le choix de la linéarité. En envisageant de faire parler Mesmer livrant le récit de son parcours au crépuscule de sa vie, je pouvais varier les temporalités au gré de ses souvenirs : enfance dans les bois, période viennoise et premières guérisons, folie parisienne, oubli final jusqu’à la redécouverte trop tardive des romantiques allemands. D’autre part, par rapport aux exorcismes que je pouvais décrire dans Possédées, les guérisons magnétiques étaient moins spectaculaires et visibles, et j’avais besoin de la première personne pour pouvoir décrire les sensations élémentaires de toucher nourrissant cette pratique médicale. Enfin, le genre épistolaire me semblait bien correspondre à l’époque de Mesmer où il était prisé (cf. le chef d’œuvre du genre : Les liaisons dangereuses), même si, en me cantonnant à un seul rédacteur, je limitais singulièrement la symphonie des voix. Il y a en outre une essence mélancolique de la lettre, particulièrement quand il s’agit de ces lettres-mémoires, au bout du temps. Je voulais donner cette tonalité nostalgique comme ligne de basse de mon histoire. La seule difficulté de ce choix, c’est qu’elle oblige à soigner le style, car c’est à lui surtout qu’est suspendu le roman : il n’y a plus rien à attendre.