Hôtel Meurice, mercredi 22 mai 1968
Rien ne va plus au sein du prestigieux palace de la Rive droite. Entraîné dans la mouvance des événements de mai, le personnel a décidé d’en destituer le directeur et de prendre les rênes de l’établissement.
C’est le principe de l’autogestion
C’est le monde à l’envers
« Il fallait que cela arrive un jour, commente Denise, que le drame ne prend jamais au dépourvu.
Certes l’hôtel a connu d’autres vicissitudes. Réquisitionné par l’Occupant, de septembre 1940 au mois d’août 1944, il est le Quartier général du ..Général von Choltitz, lequel évite in extremis à Paris de brûler en désobéissant à un Hitler, frappé de délire et de grande colère.
Et voici qu’à nouveau Paris se consume sous les feux de la révolte; la disette est à ses portes qui ne permet plus aux lieux de prestige de s’approvisionner dignement.
Quand on songe que l’hôtel accueille en ses cent soixante chambres des hôtes aussi prestigieux que la milliardaire américaine Florence Gould- elle séjourne à l’année dans la suite 250-252-254 – Salvador, Gala Dali et Babou, leur charmante panthère de compagnie – dans la suite 108-110- J. Paul Getty, débauché de la concurrence, on se dit que, direction décapitée, hiérarchie inversée ou pas, il faut tout faire pour continuer à satisfaire cette clientèle de choix
D’autant que c’est précisément aujourd’hui qu’e lieu la remise du Prix Roger-NImier, parrainé par la milliardaire, laquelle entend que tout se déroule comme d’habitude.
Comme il manque des convives – Paris congestionné oblige – il est décidé de faire appel aux ressources locales, le Maître, bien sûr, mais aussi, et d’une autre facture,, un charmant notaire – honoraire – de Montargis, j’ai nommé, Maître Aristide Aubuisson. Après avoir mené une vie austère et exemplaire, au service de sa clientèle, l’homme de loi vient de se découvrir un cancer fulgurant; il a décidé d’écouler, au Palace, ce qui lui reste de vie et de liquidités. Honoré d’être convié au prestigieux déjeuner littéraire, Aristide se précipite dans la première librairie ouverte – c’est un exploit – aux fins d’y acquérir le roman du jeune auteur primé: Place de l’étoile d’un certain Patrick Modiano.. inconnu au bataillon
« C’est Lucien Grapier qui, le premier, a compris que cet immense jeune homme brun, aux allures de gazelle égarée, doit être le lauréat que tout le monde attend. »
Mêlant, d’ un humour caustique, efficace, irrésistible, un sens aigü de l’observation sociologique, de la conscience professionnelle et des vanités sympathiques, Pauline Dreyfus revisite, en mode de comédie urbaine, les célèbres Jours des fous et fêtes du Prince Carnaval de l’époque médiévale.
Une satire très réussie, parsemée de sentences savoureuses.
Puissiez-vous vous en délecter autant que je l’ai fait…
Apolline Elter
Le déjeuner des barricades, Pauline Dreyfus, roman, Ed. Grasset, août 2017, 232 pp
Billet de faveur
AE : parmi toutes ces vanités que vous fustigez plaisamment, se dégagent au moins deux êtres qui ne trichent pas. Patrick Modiano, le lauréat du prix et Maître Aubuisson, le notaire dont vous tracez un portrait affectueux .. C’est un des rares vrais lecteurs présents autour de la table Ce n’est pas fréquent d’avoir de la tendresse pour les représentants de cette profession :
Pauline Dreyfus : L’important n’est pas tant sa profession –encore que je n’ai rien contre les notaires !- mais son côté provincial (il vient de Montargis), et le fait qu’il soit très malade : il est le seul convive ébloui par ce déjeuner, celui qui n’est pas blasé comme tant de Parisiens, celui qui veut savourer chaque instant du feu d’artifice. Il a la délicatesse d’aller acheter le livre du lauréat avant le repas, pour pouvoir lui poser des questions, il réclame un autographe à Dali, il trouve l’hôtesse délicieuse alors que les autres invités la snobent. Bref, Aristide Aubuisson est le contrepoint des autres personnages qui sont frivoles, vaniteux et assez médiocres. Vous l’aurez compris : je l’aime beaucoup !
AE : Patrick Modiano s’est vu décerner les prix Roger-Nimier en 1968. Pour autant, le « déjeuner des barricades » a-t-il bien eu lieu ?
Pauline Dreyfus : Ce roman mélange la fiction et la réalité mais le point de départ est authentique : le déjeuner des barricades a vraiment eu lieu, en ce 22 mai 1968 où le pays était paralysé par la grève générale et l’hôtel Meurice occupé par son personnel. Patrick Modiano se souvient encore des lustres clignotant à cause de la grève qui était aussi suivie chez EDF. Si beaucoup de rebondissements sont le fruit de mon imagination, c’est bien ce jour-là, dans cet endroit-là, que le futur prix Nobel a reçu sa première consécration littéraire.
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