« Son malheur, elle le garde pour elle, n’en dit jamais rien. La plupart des gens ne savent pas comment se comporter devant une tragédie qui les renvoie à leurs propres peurs. »
Le malheur de Marie, celui de Paul, son mari, d’Aurore et Valentin, leurs enfants, c’est de taire la détresse, la souffrance qu’engendre le profond handicap de Lucas, l’aîné de la fratrie. Un enfant qui ne peut se mouvoir ni parler, à peine peut-il déglutir.
Le malheur de cette famille, c’est le tabou instauré au sujet de Lucas, qui isole chacun, sous prétexte de se préserver mutuellement – même le mot « handicapé » est proscrit
« Marie a demandé à Aurore de ne pas parler de Lucas. Si elles savaient, certaines personnes stupides et méchantes pourraient la tenir à l’écart. Mais sur le questionnaire de début d’année, juste sous la profession des parents, Aurore n’a pu se résoudre à escamoter Lucas. Nombre de frères et sœurs : deux. »
Alors Lucas est pris en charge par Suzanne, l’autoritaire maman de Marie, Louis, son mari et la famille le retrouve, chaque week-end à Cherbourg pour lui manifester sa réelle tendresse: Paul est « dévasté » d’amour, Marie aussi, qui l’exprime plus sobrement. Aurore sait s’y prendre avec ce frère ainé, avec lequel elle a grandi en fusion et dont elle espère – ses parents le lui ont promis – qu’il sera guéri une fois atteint l’âge de quinze ans. Quant à Valentin, le petit frère, il observe son aîné avec retenue : il est né après la soustraction de Lucas à sa famille, n’a jamais cohabité avec ce dernier.
Vous l’aurez compris, ce court et dense roman est un véritable cratère d’émotions qui s’apprêtent à jaillir en geyser tant elles sont tues, au prétexte de louables intentions
» (…) il n’existe pas de mot pour dire la tragédie qui les frappe. Pas de mot non plus pour dire ce qu’il en est de leurs enfants survivants, pas de mot pour dire le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une soeur ».
Une lecture qui bouscule, frappée à très juste titre du Prix 2024 de la Closerie des Lilas
Apolline Elter
Le cratère, Arièle Butaux, roman, Ed. Sabine Wespieser, mars 2024, 128 pp