« Gauguin aime saisir le caractère du pays qu’il représente. »
Et des pays, il en a connu, l’artiste. Tôt orphelin de père – le prénommé Clovis [Gauguin] – Paul passe sa prime enfance auprès de sa famille (grand-)-maternelle, au Pérou. Il en revient, âgé de six ans, avec sa mère, Aline Chazal, et une pratique lacunaire de la langue française. Cette lacune sera comblée par l’écoute attentive des oeuvres de Jean-Jacques Rousseau dont la pensée imprégnera la sienne. Bon élève, il est également bon disciple, puisant à l’enseignement de Pissarro, Degas, Cézanne, les premières leçons d’un art en constante mutation, constante interrogation.
Marié à une Danoise – Mette – père de cinq enfants, Paul Gauguin rompt après quelques années sa résidence à Copenhague et le constant obstacle que Mette oppose à sa pratique de l’art. La jeune femme n’admettra jamais qu’il choisisse la voie de l’art plutôt que le métier de négoce et de bourse auquel il s’astreint quelque temps. A cette séparation s’ajoute la privation de quatre de ses enfants : il emmène en France son fils Clovis, âgé de six ans, laissant notamment Aline, sa fille aimée – qui a hérité de son caractère – à sa mère.
A Paris, c’est la misère qui l’attend.
Il met bientôt le cap sur Pont-Aven.
L’entrée en contact avec Théo Van Gogh, le marchand d’art, frère de Vincent est une opportunité pour Paul Gauguin. S’il accepte, en 1888, l’invitation de Vincent à Arles, dans la fameuse ‘maison jaune », c’est surtout pour conserver les faveurs de Théo. Son attitude envers Vincent, fragile, pétri de doutes, est destructrice. Vincent en vient à se trancher l’oreille, le 23 décembre 1888, dans un accès de folie qui lui vaut un temps d’internement. La « crise d’Arles » interrompt – provisoirement- les relations entre Paul et Théo.
C’est en 1891 – il va avoir 43 ans – que Gauguin met le cap sur Tahiti, entreprenant avec Daniel de Monfreid une correspondance d’éloignement précieuse pour ses biographes, et une période d’amours et d’art très créatrice. Imprégné de la mythologie et des moeurs locales, il sent la nécessité d’ »outrer » les couleurs. Quand il se trouve à court de toiles – difficultés financières obligent – il sculpte sur bois. Un art dont le biographe déplore qu’il passe trop souvent à la trappe.
Le retour en France et en Bretagne est marqué d’un drame – la rixe de Concarneau , durant laquelle le peintre et ses amis sont sauvagement pris à partie – qui lui fait perdre à vie l’usage d’un de ses pieds. Souffrance, prise de morphine et l’incitation à l’alcoolisme qu’elle engendre auront de dramatiques effets sur la production de l’artiste.
Il retourne à Tahiti toujours désargenté, tandis que Mette toujours à Copenhague tire un confortable profit de la vente de ses oeuvres.
Grugé par Charles Morice, un prétendu ami dans la publication de son récit Noa-Noa, Gauguin se sent également exploité par son marchand d’art Ambroise Vollard. Voilà qui n’arrange pas un caractère déjà belliqueux à la base.
La dernière partie de sa vie se déroule aux îles Marquises, lesquelles généreront une nouvelle mutation chromatique de son oeuvre. Sa santé se dégrade au même titre que ses finances. Son coeur cesse de battre le matin du 8 mai 1903.
Précise et extraordinairement fouillée, cette biographie détaille toutes les oeuvres de l’artiste à l’aune de sa vie, de son tempérament. Elle nous révèle tant les influences, les éloignements – avec l’impressionnisme notamment – ruptures, … que le renouvellement constant qui caractérisent l’oeuvre de l’artiste.
« Quelles que soient les opinions qu’on peut se forger sur l’homme, ses moeurs, son tempérament, [Paul Gauguin] mérite d’être aimé pour son projet d’artiste-monde. »
Un portrait magistral
Apolline Elter
Gauguin, David Haziot, biographie, Ed. Fayard, sept. 2017, 808 pp
Billet de ferveur
AE : Notre regard sur Gauguin est réducteur. Nous le cantonnons à sa production picturale « exotique ». Vous le déplorez
L’exposition, « Gauguin, l’alchimiste » qui se tient en ce moment au Grand Palais, tend à montrer toutes les facettes de son art, peintures de toutes époques, esquisses, grès, céramiques, sculptures sur bois et même ses écrits. Cette mise en perspective vous satisfait-elle ?
David Haziot : Cette exposition parisienne est magnifique pour la sculpture, jamais je n’en ai vu d’aussi complète, ni d’aussi belle, pour révéler cet aspect de Gauguin qui fut un extraordinaire sculpteur, d’une originalité stupéfiante le plus souvent. Pissarro avait voulu l’inciter à aller pleinement dans cette direction, mais Gauguin refusa en écrivant à son ami et maître que si la peinture se vendait mal, c’était pire encore pour la sculpture.
Il s’adonna donc à cet art quand il n’avait plus de toile à peindre, par envie brusque, pour se venger d’un ennemi ou adversaire dont il mit l’effigie sur son terrain ouvert à tous à Tahiti ou à Hiva Oa, ou quand il espéra en tirer profit en travaillant dans un atelier de céramique avec Chaplet ou Delaherche.
Malgré ces restrictions, le catalogue des sculptures de Gauguin compte plus de 250 numéros, car il travailla aussi tous ses objets familiers, cannes, sabots, accoudoirs de meubles, compotiers, etc. Il confie à la sculpture le plus intime de son inspiration et cet art joue le rôle pour lui de journal, de laboratoire d’essais. Par exemple, quand il se cherche encore à Tahiti, c’est dans la sculpture qu’il trouvera la solution, en reprenant les formes et motifs de l’art marquisien et en les fracturant, en les ouvrant comme des fleurs pour faire des œuvres non plus closes dans une mythologie qui a réponse à tout, mais libres, ouvertes sur un avenir ignoré.
On trouve aussi dans cette exposition des exemples de l’art de la gravure de Gauguin, si nouveaux par leur technique inversée : au lieu de creuser l’intérieur des formes sur son bois pour ne laisser s’encrer que les contours, il incise les contours et laisse le reste plein. Il en résulte ces surprenantes gravures noires pour représenter un pays de lumière comme Tahiti, ou sa mythologie religieuse.
En revanche, je suis resté un peu sur ma faim pour la peinture présentée dans cette exposition. Il y a trop peu d’œuvres, malgré certaines qu’on ne voit pas souvent comme Intérieur rue Carcel, un chef d’œuvre inspiré de Degas, mais j’ai déploré l’accrochage et la mise en lumière un peu trop sombre à mon goût. L’impression de voir les œuvres au fond d’une crypte parfois. Cela nuit aux couleurs de Gauguin qui peint la plupart du temps en tons proches. J’avais trouvé la mise en lumière des Gauguin de la collection Chtchoukine bien meilleure à la Fondation Vuitton (œuvres sur murs gris éclairées par des spots en vraie lumière blanche à 5 à 6000°K). La salle Gauguin brillait de mille feux. Mais ne boudons pas notre plaisir de voir des œuvres qui voyagent rarement. Elles valent le détour et l’attente qui précède parfois l’entrée, si on n’a pas acheté un coupe-file. Une très belle exposition parisienne assurément, dont on peut remercier les organisateurs.
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