Plonger dans le XIIe siècle et le quotidien d’une recluse, la jeune Esclarmonde, qui paie d’un enfermement à vie le prix de sa liberté intérieure, peut sembler, à première vue, incongru. C’est compter sans l’enchantement d’une très belle plume, celle de Carole Martinez et d’une puissance narrative, féérique.
Promise à Lothaire de Montfaucon, la jeune châtelaine du Domaine des Murmures commet l’affront irréparable de ne pas s’engager à ses côtés, le jour de son mariage. Offerte au Christ dans une quête mystique de liberté paradoxale, elle fait construire une chapelle aux Murmures, dotée d’une cellule où elle sera emmurée à jamais. La communication avec le monde se limitera à une fenestrelle grillagée de barreaux. Violée, le jour de sa mort au monde, elle accouchera d’un petit Elzéar, plus de neuf mois après; il n’en faut pas plus pour que la légende de sa virginité naisse de concert et se propage: les pèlerins accourent de toutes contrées, en quête de sa bénédiction. Du reste, le taux de mortalité diminue de façon spectaculaire à l’entour des Murmures.
» J’étais posée comme une borne à la croisée des mondes. »
Oscillant entre la sainteté, la pureté mystique et… l’hérésie, la vie de la jeune maman est remplie de la présence de Dieu, des pèlerins et de son nourrisson, tandis que son père, à jamais éprouvé par un démon intérieur, s’en va aux Croisades.
« Je ne pensais pas accomplir de vrais miracles, mais je ne pouvais nier la démission de la mort. Car les gens du pays ne mourraient toujours pas. Nul n’expirait sur les terres des Murmures et, à l’exception de quelques étrangers, on n’y avait plus enterré personne depuis ma réclusion. Et voilà ce que je ne m’expliquais pas. »
Un Moyen Age rendu étonnamment vivant, par l’élégance d’un style contemporain et la distillation fine de quelques tournures d’époque. Envoûté par la magie de la narration, le lecteur se sent aspiré dans le récit, ses péripéties, enveloppé chaudement dans le froid cocon d’une robe de pierre.
Apolline Elter
Du domaine des Murmures, Carole Martinez, roman, Galliamrd, août 2011, 202 pp, 16,9 €
Billet de ferveur
AE : Carole Martinez, le roman d’Esclarmonde, résonne comme celui de la liberté ultime : refuser le destin tracé par sa famille pour vivre le choix de l’emmurement à vie et de la mort au monde. Le « phénomène » des emmurées était-il fréquent au Moyen Age ?
Carole Martinez :Il était courant. Les villes avaient toutes leurs recluses et les habitants leur lançaient du pain pour les remercier de leurs prières. Les emmurées volontaires venaient de toutes les classes sociales et la taille de leur cellule était variable, certaines pouvaient communiquer avec l’extérieur, d’autres pas. A Rome, on dénombrait plus de 200 recluses au début du XIV ème siècle. La dernière recluse romaine est d’ailleurs morte, il y a une vingtaine d’années après quarante ans de réclusion.
AE : Esclarmonde n’est pas une sainte : elle vit ses doutes, ses passages à vide, avec sincérité. C’est ce qui nous la rend étonnamment proche malgré son choix de vie et l’époque qu’elle incarne. Mais tout de même, ce n’était pas un pari gagné que de nous entraîner dans une expérience à ce point mystique. Comment l’argument s’est-il imposé à vous ?
Carole Martinez : J’ai cherché dans la grande Histoire des femmes des figures qui pourraient m’inspirer. J’aime les portraits de femmes et j’en voulais six pour représenter les différentes voies d’émancipation ou même de pouvoir que les femmes s’étaient frayées au fil du temps. La voie mystique a été l’une de ces voies, certaines béguines, certaines recluses ont réussi à acquérir une forme de puissance. Puis le marteau de l’hérésie et, plus tard, celui des sorcières se sont abattus reléguant le sacré féminin du côté de l’obscur et du mal.
Certes, Esclarmonde s’imagine qu’elle vivra loin du monde dans un tête à tête avec le divin, mais ce qu’elle découvre dans sa cellule, c’est son corps, sa chair, ses sens. Elle ne gagne pas la solitude, mais recueille les confidences de tous ces pèlerins qui viennent jusqu’à sa fenestrelle et, loin de se retrancher de son siècle, elle s’y plonge et en devient le témoin privilégié. Tout s’inverse. La jeune « morte » est infiniment vivante. Voilà ce que je voulais travailler : la beauté du monde à hauteur d’homme (ou de femme).
J’avais envie de me tenir en équilibre sur une petite surface, d’éliminer l’insignifiant pour pénétrer au plus profond d’un être, pour ressentir la moindre brise. Esclarmonde contemple le monde, elle ne s’en détache pas, elle se laisse progressivement absorber par l’ici-bas. Elle s’éloigne de la sainte pour se rapprocher de la fée. Il y a un monde entre les deux. C’est cette distance là qui m’intéresse.
« Ses repas ravivaient en moi une palette de goûts dont la réclusion grise m’avait sevrée »
AE : Un magnifique passage décrit les repas qu’Esclarmonde donne à son bambin et la résurgence d’une sorte de madeleine de Proust. De quel ordre est la vôtre ?
Carole Martinez : Les mantécaos et le créponne. La merveilleuse cuisine de ma grand-mère.
Prix Goncourt des Lycéens 2011: un label qui a le souffle frais et vrai d’une lecture qui laisse des traces ..
A noter: Mars 2013 célèbre la parution de ce roman majeur, en collection Folio.
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