« Colin Cherbaux était un homme à petite tête, à petit crâne bizarrement modelé, sur l’arrondi duquel des cheveux plats et très noirs s’étalaient comme des algues au front d’un cachalot. Il arrivait que le frottement de l’oreiller pendant la nuit dressât ici et là quelques épis, mais cette modeste rébellion, couchée au premier coup de peigne, sinon matée par une aspersion d’eau, n’apportait aucun relief à sa parure capillaire. Colin était de ces malheureux qui se coiffent à l’éponge et dont la chevelure, toute de surface, semblait peinte ou tatouée sur la peau blanche; elle passait parfois pour une perruque, et contribuait non moins que ses talonnettes (cinquante-deux millimètres) ou les facettes de céramique collées sur ses dents, au ridicule diffus du personnage.«
Débarqué pour une obscure raison à Mourava, un bled de Sibérie centrale, un pianiste – forcé – français, tourmenté, Colin Cherbaux, attise la curiosité des 63 habitants de la bourgade, passablement en mal de distractions..
Il accepte l’hospitalité de Vladimir Golovkine, éboueur de conviction, et tente, au sein de sa sinistre masure, de résoudre le problème majeur de sa carrière pianistique: l’invalidité de la main droite qui le saisit chaque fois qu’il interprète le concerto n°2 en do mineur de Rachmaninov. Sans y prendre garde, il noue avec Vladimir Golovkine, les débuts d’une amitié, insolite, faite d’échanges et de respect, convertit les buveurs de samogon mouraviens à l’écoute d' »harmonies délicieuses«
« Les hommes qui partaient en forêt, les femmes qui se rendaient à l’épicerie suspendaient leurs pas devant la maison pour glaner quelques notes, des bribes de mélodies. Les plus vaillants imitaient Sergueï et traînaient leur chaise dehors, afin d’écouter plus à l’aise. Ils restaient là des heures, engoncés dans leurs manteaux, la chapka, au ras des sourcils »
Mêlant en une partition subtile les formes du roman et du conte, Olivier Bleys nous offre un vrai chef d’oeuvre littéraire: une langue soignée, précise, qui fait la part belle à ce que le français -contemporain – a de plus noble, empruntant au génie de Flaubert, son sens aigu des descriptions et du pittoresque, le pimentant d’une sérieuse dose d’humour et de tendre dérision…
Décidément, Olivier Bleys est un écrivain majeur de notre littérature, voué, je vous l’affirme, à l’attribution des prix les plus prestigieux.
Un pur bonheur de lecture
Apolline Elter
Le concerto pour la main morte, Olivier Bleys, roman, Ed Albin Michel, août 2013, 234 pp, 18 €
Billet de ferveur
AE : A la base de vos romans, Olivier Bleys, il y a une solide recherche documentaire. Dans le cas présent, musique, piano, effets de l’eau-de-vie et de l’hypnose font l’objet de descriptions détaillées, riches d’instruction. L’étude est-elle préalable à votre bonheur d’écriture ?
Olivier Bleys : En général, oui, mes romans sont très documentés. Leur préparation est attentive, ce sont des jours et parfois des semaines que je passe en bibliothèque, pour réunir les informations dont j’ai besoin. Toutefois, lorsqu’il s’agissait de romans historiques, ce travail était beaucoup plus long et fastidieux qu’aujourd’hui. A présent que j’écris des romans contemporains (depuis » le maître de café « , dont l’action se situe en 1954), cette phase d’étude s’est raccourcie. Et le procédé a changé : c’est davantage sur Internet et dans la presse, donc dans des supports d’actualité, que je trouve le matériau de mes écrits. Il n’empêche, je continue de me documenter avec le même plaisir. Si je n’avais pas choisi la voie littéraire, j’aurais peut-être fait un bon historien.
AE : Je ne peux m’empêcher de comparer votre travail d’écriture, sens du détail et de la description au génie de Flaubert. Il y a du Bouvard et Pécuchet .. en Vladimir Golovkine et Colin Cherbaux ?
Olivier Bleys : Pourquoi pas ? Je n’ai pas de maître d’écriture, ni de grand auteur du passé dont j’estime creuser le sillon, mais cette absence de modèles n’entame pas l’admiration que je voue à certains littérateurs. Autour de dix-sept ans, j’ai lu d’affilée une quarantaine de classiques, et ce moment de lecture intense, quasi hypnotique, a forgé mon goût et ma discipline d’aujourd’hui.
AE : Tout le monde vous posera la question. Pourquoi avoir arrêté votre choix .. et la main de Colin sur le concerto n°2 de Rachmaninov. Un concerto cher à Hélène Grimaud qui voit dans le chef-d’œuvre de Rachmaninov une œuvre à contretemps de son époque, partant d’une grande sincérité.
Olivier Bleys : La réponse est très simple. Elle n’a rien à voir avec la réelle popularité du concerto, une des pièces classiques les mieux connues et les plus jouées au monde, dont il existe d’innombrables versions. C’est à travers cette œuvre qu’issu d’un milieu modeste où l’on écoutait peu de classique, j’ai découvert la » musique savante « . Ma mère possédait un enregistrement sur cassette. Adolescent, je le passais et le repassais sans relâche, sur un vieil appareil. Voilà pourquoi le concerto n° 2 de Rachmaninov est fondateur, en quelque sorte, de ma » mélomanie » actuelle.
AE : « La solitude, la lecture, la musique, des bêtes affectueuses, quel autre ingrédient au bonheur » se figure Colin, découvrant l’ermitage d’Oleg. Rassurez-nous, cette vision est par trop réductrice :
Olivier Bleys : C’est sa propre vision du bonheur, un modèle autrefois répandu, celui de l’ermite joyeux, de la félicité solitaire. Bien sûr, il en existe bien d’autres. Pour ma part, je trouve peu d’agrément dans la solitude.
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