S’il est certain qu’Elisabeth Förster, (1846-1935) soeur de Friedrich Nietzsche (1844-1900) , a oeuvré d’arrache-pied à la notoriété du penseur, philologue professeur, poète, philosophe, il l’est tout autant qu’elle l’a fait avant tout à son propre profit.
Aux service et sévices de sa mégalomanie.
« Son coup de génie: vêtir son frère d’un habit de brahmane. Une toge blanche, sorte d’aube, de soutane, faite de tulle, de coton ou de lin. Dans son fauteuil roulant que l’on sort désormais au cœur du balconnet lorsque le soleil luit, ou couché dans son lit les jours où il rechigne à se faire trimballer, ce n’est plus un humain qu’on présente à la foule, mais un nouveau Jésus, un enfant sanctifié, une âme béatifiée, un sage d’Extrême-Orient que d’aucuns viennent voir quasiment en priant. Ça ne pèse pourtant pas lourd, ce morceau de tissu fait de deux pans immaculés, c’est moins grand qu’une voile, plus court qu’un suaire, mais ça va faire de lui l’icône que jamais il n’aurait voulu être. En deux traits de ciseaux, trois coups de dé à coudre, Elisabeth transforme l’aigle en colombe, et le lion en chaton. Elle est comblée; elle a conduit les lecteurs où elle voulait qu’ils aillent. Elle a caché la dynamite dont il s’était empli. Un Bouddha assoupi vaut mieux qu’un athée fou. »
Revenue veuve et ruinée de la colonie Nueva Germania, fondée au Paraguay avec son mari Bernhard Förster dans une volonté forcenée de « désenjuivivation » sociale, Lisbeth saisit l’immense potentiel de la notoriété naissante de son génie de frère, hélas sombré dans la folie.
Qu’à ce détail ne tienne, la fougueuse cadette réunit les écrits dispersés du philosophe, s’en approprie les droits, les corrige, transforme et en rédige de sa propre plume…., se fait acheter une somptueuse villa à Weimar, pour en faire le siège des Nietzsche- Archiv et bientôt les rallier à l’idéologie d’un certain Adolf Hitler.
On saisit le désastre de la situation et l’image antisémite erronément prêtée – un temps – à la pensée de Friedrich Nietzsche
D’un récit enjoué, brillant, flamboyant, lubrifié d’humour et d’une tension narrative hors pair, Guy Boley nous trace le destin d’une fratrie hors du commun: tendre , aimante et fusionnelle dans un premier temps – Lisbeth s’était totalement dévouée à son frère aîné – distendue par la force des événements et notamment le mariage de Lisbeth avec le journaliste antisémite Bernhard Förster, proche de Richard Wagner – traitreusement récupérée au profit de la cadette lorsque son « Fritz » ne fut plus en état de se rébeller..
Un roman qui réhabilite le philosophe dans l’intégrité des ses pensées et écrits.
Une plume magistrale , digne des plus hautes distinctions de la saison des prix
Vous l’aurez compris: cette lecture est un coup de coeur majeur de la rentrée littéraire
Apolline Elter
A ma soeur et unique, Guy Boley, roman, Ed. Grasset, août 2023, 480 pp
Billet de ferveur
AE Cet opus saisit la complexité de la relation entre Nietzsche et sa sœur, dans son déroulé chronologique précis. On passe d’un amour relativement désintéressé à une vampirisation tragique et monstrueuse. Combien de temps vous a pris l’écriture du récit, recherche bibliographique incluse ?
Guy Boley : J’ai été dramaturge de compagnies de danse durant 20 ans ; en 2005 je crois, j’avais écrit, pour la Compgnie De Fakto et son danseur-chorégraphe Aurélien Kairo, un solo de danse portant sur les dix dernières années de la vie de Nietzsche. J’avais mis une ou deux années à trouver la matière du spectacle et à l’agencer (j’avais notamment travaillé à partir du livre du Docteur Podach, « L’effondrement de Nietzsche« , qui avait été le moteur de l’idée de départ du spectacle) ; j’avais ainsi accumulé quelque 200 pages de notes, voire davantage. J’ai repris ces notes en 2019 je crois, après la parution de mon second roman « Quand Dieu boxait en amateur » ; je ne savais, à dire vrai, qu’en faire ; puis, peu à peu, l’idée d’un texte autre que purement dramaturgique s’est plus ou moins installé ; j’ai dû y travailler durant 3 années, à temps plein, avant de trouver sa forme qui sera celle d’un roman. Alors on dit quoi : 5 ans au total, même si ça ne sont pas cinq années réservées exclusivement à l’écriture de « A ma soeur et unique » ?
AE Réputée de petite intelligence, Franziska Nietzsche, leur mère n’est pas dénuée de bon sens. Elle extrait Friedrich de l’asile, l’entoure d’affection. Elle semble pressentir le tort que va lui porter sa fille…
Guy Boley: Oui, vous avez vu juste : Franziska se méfiait terriblement de sa fille. Notamment à son retour du Paraguay, où elle rentrait au domicile familial déchue, ayant soif de vengeance ; d’autant qu’elle a toujours été une enfant capricieuse, autoritaire, sans doute trop gâtée (même si les soins et l’aide qu’elle apporta à son frère durant leur enfance, adolescence et début de vie d’adulte sont assez remarquables). Quant à leur manque d’intelligence (tant pour la mère que pour la fille), il est avéré par tous ceux qui les ont croisées : deux bigotes coincées dans le monde étriqué, protestant et petit-bourgeois de Naumburg ; Franziska avait cependant l’intelligence du cœur ; Lisbeth (qui n’a jamais absolument rien compris aux textes de son frère) n’avait plus – du moins à cette époque, celle de son retour du Paraguay – que l’intelligence du pouvoir, de sa soif, de sa quête ; combien de dictateurs (regardons autour de nous) ne brillent pas par leur grande intelligence ou leur grande culture, mais juste par leur habilité à manipuler les rouages et engrenages des tensions et frustrations humaines ? Relisons Shakespeare : les marches qui mènent au trône sont faites avec les corps d’autrui, ceux que l’on a écrasés, méprisés, domestiqués. Il existe une intelligence de la cruauté, de l’orgueil, de la soif de pouvoir. Franziska avait vu clair dans le jeu de sa fille, elle ne put rien empêcher, elle-même en fit hélas les frais, elle fut une des marches conduisant au trône alors que, dans le fond, elle ne rêvait que de Dieu et d’harmonie et qu’elle les aimait tous deux, frère et sœur, d’un même amour.