« Le monde est lourd d’infimes apocalypses, et qui sait ce que pèse, dans les mélancolies sans nom qui parfois nous assaillent, tant de magie vaincue. »
C’est un roman d’une puissance extra-or-di-naire que nous propose Valentine Goby, en cette rentrée littéraire.
Il nous plonge dans la France de la fin des années 50 et le parcours d’un « mutant magnifique« , François Sandre, 26 ans, électrocuté par la charge d’une caténaire.
Le jeune homme est amputé de ses deux bras.
Passé la phase de révolte, il va devoir reconquérir un équilibre, une autonomie grandement bouleversés par cette mutilation.
Tact, amour, sympathie foisonnent alentour, qui confèrent à la narration, factuelle et sobre, une densité confondante
Mais il n’est pas aisé d’accepter les mains tendues quand on est à ce point privé des siennes.
« . La saison avance sans François, le temps s’est arrêté à V. un jour de juillet et juillet continue en lui, inexorablement, pas les jonquilles et la rivière mousseuse, pas les lèvres posées au front d’une femme, mais la tenaille d’un coup refermée sur sa bouche de handicapé. Il retourne à son lit. Ensuite c’est l’hiver. Quand il s’en aperçoit, l’hiver s’achève. «
Une lecture que je vous recommande de toute instance
Un récit de vie. De grande humanité
Apolline Elter
Murène, Valentine Goby, roman, Ed Actes Sud, août 2019, 384 pp
Billet de ferveur
AE: D’une précision « chirurgicale » le roman décrit, sans tabou, tous les aléas de la situation de François , jusqu’au terrible inconfort du port de la prothèse. Son écriture a exigé un important travail documentaire. Pourquoi avoir situé l’action si loin dans le temps ? A un moment où la chirurgie réparatrice est encore bien dépourvue par rapport à aujourd’hui.
Valentine Goby: Cette décision d’ancrer le roman aux balbutiements du handisport, dans les années 1950, est un choix avant tout romanesque. Je m’intéresse aux genèses, ces aventures sans certitudes qui reposent essentiellement, pour ceux qui les entreprennent, sur une foi sans faille qui ne garantit rien du résultat. Comme François lorsqu’il entreprend de vivre, les jeunes mutilés qui construiront le handisport n’ont pas idée de l’ampleur colossale que prendra leur épopée, et leur audace me fascine. Cette cécité face à l’avenir, qui est aussi celle du romancier quand il début un roman, n’empêche ni les jeunes handisportifs de l’époque ni François dans son nouveau corps de croire dans leur projet, et c’est bouleversant. Tout est fragile, et en même temps tenu par un désir colossal. Mais surtout, et bien que la médecine et l’appareillage aient fait des progrès impressionnants dans l’après-guerre, ils restent à l’époque impuissants à compenser une telle blessure (ce serait toujours complexe aujourd’hui) et obligent François à compter avant toute chose sur lui-même, et sur son imagination. La volonté ne suffit pas ici. Le réel s’impose à François, s’il choisit de ne pas mourir il n’a d’autre choix pour y évoluer que d’opérer une véritable métamorphose, de changer l’obstacle en chance, et de réinventer toute sa vie jusqu’au moindre geste par la ruse, la créativité, l’intelligence… et le rapport à l’eau. Alors bien sûr j’ai effectué beaucoup de recherches, autour de la médecine et de la chirurgie, du handicap, de l’appareillage, mais c’est aussi pour mettre en valeur, à travers leurs échecs relatifs ou leurs insuffisances, la nécessité de l’imagination. J’ai voulu que l’écriture incarne elle-même ce mouvement, en glissant de descriptions en effet chirurgicales et hyper réalistes à un lyrisme, un regard sur le monde nourri de métaphores et d’images lumineuses et inédites (par exemple métaphores successives du corps en souche, menhir, saucisse même dans les yeux de la petite sœur, mannequin Stockman dans ceux de la mère, murène dans ceux de François et pour finir, l’absence de comparaison face au corps devenu entier avec ses ajours), qui traduisent le changement dans l’image que François a de lui-même. Il est un mutant et l’écriture mute avec lui.
AE: : Le point de départ de votre inspiration, avez-vous révélé, est l’image triomphante du champion de natation chinois, Zheng Tao, lors des jeux paralympiques de 2016. De ses bras amputés jaillissait le V de la Victoire :
Valentine Goby: C’est l’image de départ, en effet. Sa beauté insolite, sa puissance m’ont fascinées. Je l’ai trouvé beau. Mais ce n’est que le déclencheur du roman, qui se focalise en fait, stimulé par cette image superbe, au processus par lequel un homme, de déficient, manquant, se transforme, pas la grâce de son désir, de sa volonté, et de sa capacité d’invention, en un potentiel magnifique. Je travaille depuis longtemps sur le corps comme prison et simultanément, selon les paris et possibilités de chacun, en outil de transformation et de liberté. J’ai longtemps évoqué la résilience dans mes romans adultes comme jeunesse, chez les déportées du camp de Ravensbrück, les femmes tondues de l’après-guerre, les milieux populaires face à la maladie aux début de la Sécurité sociale par exemple… ici, le maître-mot est pour moi la métamorphose. Le corps victime devient corps puissant après un long chemin de bataille, d’expériences, de rencontres, et in fine de transformation de soi.